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• Bertrand Keller et Boris Schapira •

La curation de Sud-Web 2018 

Si vous accédez à cette page de blog c’est certainement que vous avez déjà consulté le programme de Sud-Web. Non ? Alors voici un lien pour y accéder et, au passage, prendre une place pour participer à ce superbe événement.

Mais vous vous demandez peut-être comment et pourquoi nous avons sélectionné ces sujets. Nous allons tenter de vous raconter comment nous avons procédé, et surtout pourquoi.

En 2017

L’année dernière, nous avions déjà modifié la manière dont nous cherchions des orateurs et oratrices. Chaque membre de l’équipe pouvait proposer des personnes pour les conférences de 20 minutes tandis qu’un formulaire d’appel à propositions permettait de proposer des conférences de 5 minutes (lightnings talk). Nous avions donc organisé 2 phases de sélection pour réaliser le programme dans son ensemble : une pour les interventions longues, toutes issues de la curation ; une autre pour les propositions courtes.

Un processus très bien décrit par Frank dans un article posté ici-même.

Avec du recul

Lorsqu’il a fallu réinterroger le processus au début de cette édition, nous n’étions pas satisfaits.

La curation permettait de faire émerger des sujets qui n’auraient jamais été proposés, certes, mais limiter les contributions spontanées aux formats courts nous semblait injuste. De plus, nous avions peur d’être passés à côté de choses très intéressantes que nous n’aurions pas repéré en phase de curation.

Nous nous sommes donc posé à nouveau la question de la constitution du programme pour essayer d’aller toujours plus loin dans la qualité des sujets proposés.

Une quête de sens

Une curation, oui, mais par où commencer ? À qui parler ?

Chaque année, nous demandons aux participants d’exprimer leur retours de Sud Web. Nous leur demandons aussi s’ils ou elles souhaiteraient entendre des personnes ou des sujets spécifiques l’année suivante.

Nous avons agrégé les réponses, ainsi que celles d’anciens intervenants que nous avons sollicités, pour constituer un backlog d’environ 80 noms et sujets.

Chaque membre de la Thym s’est approprié une partie de la liste, mais a également activé son réseau et contacté des personnes qui n’étaient pas dans cette liste. Pour chaque contact, une fois passée la phase de mise en relation, nous avons échangé pour les interroger sur leur ressenti par rapport à Sud Web et, si les personnes étaient motivées, les accompagner dans la formalisation d’une ou plusieurs propositions.

En parallèle, nous avons mis en ligne l’ensemble du site – traduit en français et en anglais (car chaque année, Sud Web attire des intervenants et un public anglophone) – et l’avons équipé d’un formulaire pour les propositions. Pour éviter la décomposition des conférences en 2 lots distincts (conférences de 5 et 20 minutes), nous avons décidé de faire passer toutes les propositions – qu’elles soient spontanées ou issues de la curation – par ce formulaire. Nous avons également décidé de ne pas expliciter de durées types pour laisser les proposants imaginer les formats qui leur conviendraient le mieux. Nous n’avons explicité qu’une limitation à 25 minutes parce que cela nous semblait suffisant pour aborder un sujet.

Cette innovation dans le mode de réception des propositions devait nous permettre de tester si :

  1. la constitution du programme semblait plus transparente pour les postulants et les participants ;
  2. les sujets envoyés étaient mieux formulés afin de faciliter notre sélection ;
  3. il nous était possible de revoir / modifier / combiner des sujets pour un programme plus cohérent.

La curation

Les conversations étaient le plus souvent partagées dans une boite mail commune afin que chacun puisse suivre l’évolution de la pensée de certains proposants (et qu’on limite le Bus Factor). Il y a eu des coups de téléphone, des allers / retours, des demandes de précisions, des confirmations de disponibilités et beaucoup, beaucoup de « pourquoi ? »…

Nous devions pousser des gens à oser des sujets mais aussi chercher des profils particuliers. Nous nous sommes mis d’accord pour ne pas sélectionner de conférence ayant déjà eu lieu et disponible en vidéo, car nous voulions laisser leur chance à des orateurs ou oratrices inexpérimentés ou alors en les accompagant un cran plus loin dans l’introspection. Pour assurer la diversité des propositions, nous sommes allé à la rencontre de femmes, de néophytes, d’étrangers, de personnes de couleurs… C’est un point sensible, souvent discuté : « est-ce que nous avons une démarche discriminatoire même si elle est positive ? » mais nous nous sommes dit que si ces efforts n’avaient pas d’impact sur le processus de sélection, alors la démarche restait objective.

Entre notre backlog de départ et les idées qui ont émergé en discutant dans et en dehors de la Thym, ce sont plus de 120 personnes qui ont été contactées, pour environ 90 discussions entâmées – tout le monde ne donnant pas suite au premier contact. 5 personnes du backlog n’ont pas été contactées : personne dans la Thym ne se sentait la légitimité de les aborder ou n’avait assez d’affinité avec le sujet pour le faire. Contacter des inconnus est très difficile, il faut sérieusement sortir de sa zone de confort !

À la fin de l’appel

Nous avons réceptionné environ 70 sujets, dont deux tiers étaient le résultat de notre curation. Certains ont été proposés puis retirés, car finalement les gens se rendaient compte qu’ils n’étaient plus disponibles. Au final, nous avions 64 propositions.

La qualité des sujets était au rendez-vous. D’abord, ce système de « peaufinage » de sujets en amont a créé un grand plaisir pendant l’Orateur Gate, puisque nous étions en mesure de nous présenter les sujets, les uns aux autres, en partageant notre ressenti. La peur de proposer un programme « par défaut », qui habite chaque phase de sélection, s’est estompée pour faire place à la grande joie d’inviter des gens auxquels nous croyions parce que nous avions déjà échangé avec elles et eux. Et, cela ne gâchait pas la fête, nous avons reçu de nombreuses propositions spontanées de très grande qualité dans les tous derniers jours (heures… minutes !) de l’appel.

Nous avons aussi fait le bilan en terme de diversité des propositions. C’est un sujet qu’il est très difficile de réduire à des chiffres (d’autant qu’on ne mesure qu’une diversité « visible ») mais ces chiffres aident quand même à comprendre, alors allons-y :

  • environ la moitié des sujets étaient portés par des femmes ;
  • une dizaine de sujets provenaient de personnes situées à l’étranger, de Singapoure à Berlin, et parmi ces propositions seule une était spontanée ;
  • quasiment tous les sujets ont été proposés par des personnes blanches, ce qui ne reflète pas la réalité des professionnel du web.

Nous y reviendrons en conclusion.

La sélection

Le 17 février 2018, l’équipe s’est réunie dans un appartement de la banlieue de Toulouse pour deux jours de sélection, que l’on appelle entre nous l’Orator Gate.

Round 1 : l’écrémage « par adhésion »

Comme lors de notre réunion de septembre, nous avons défini des positions et valeurs claires et je vous avoue que nous nous sommes vite retrouvé sur certains points fondamentaux : pas de promotion de produits, pas de sujets « techniques », pas de bullshit

Nous voulions que chaque sujet soit le terrain d’un questionnement qui puisse alimenter des débats avec l’intervenant ou entre participants. Pas nécessairement de manière interruptive, pour conserver le fil de la conférence, mais nous voulions vraiment insister sur la « loi des deux pieds » dès la journée du vendredi et permettre l’émergence de discussions en parallèle du fil conducteur. Concrètement : si un sujet vous intéresse et que le suivant non, alors vous sortez en parler avec d’autres, librement.

À la place d’un choix par élimination, nous nous sommes accordé sur le fait de véritablement élire les sujets qui nous plaisaient. Nous savions que cela prendre plus de temps, mais c’était plus aligné avec nos valeurs.

Nous avons lu les sujets un à un (oui, c’est long), en ajoutant notre propre ressenti quand nous avions échangé avec les personnes. À la fin de chaque présentation, nous avons utilisé notre outil de visualisation et de notation pour affecter une note à chaque proposition, de -2 à +2 (ici aussi, il y a sûrement un point à améliorer : mettre des notes négatives n’est pas très pertinent. D’ailleurs, sauf sur une poignée de sujets manifestement pas adaptés, nous ne les avons pas utilisées).

À la fin de cette étape, nous avons retenu une quarantaine de sujets, sans regarder à nouveau les notes, et avons repris la liste afin de pouvoir faire remonter des sujets que nous n’avions pas bien considérés ou qui tenaient à cœur à certains d’entre nous. Nous n’avons pas tous la même aisance pour exprimer nos passions et il était important pour nous que nous n’éliminions pas quelque chose auquel l’un d’entre nous tenait sans comprendre pourquoi et atteindre un consensus.

À l’issue de cette étape, qui a duré entre 4 et 5 heures – difficile à dire a posteriori – il nous restait encore une bonne trentaine de propositions.

Round 2 : extraire du sens

Pour donner du sens, nous nous sommes arrêtés sur une méthode (qui aurait pu être toute autre). D’abord, nous avons repris nos valeurs et les définitions que nous leur avions accordées :

  • Authenticité : vertu par laquelle un individu exprime avec sincérité et engagement ce qu’il est profondément.
  • Inspiration : désigne une affluence d’idées stimulant l’imagination et la créativité.
  • Créer du lien : favoriser la rencontre entre des gens : que ce soit le partage d’une expérience commune ou l’échange de points de vue ; créer un espace convivial, dans lequel on se sent bien ; cultiver l’informel.
  • Bienveillance : respecter le rythme de chacun ; accueillir sans jugement, l’autre tel qu’il est ; prendre soin des autres, faire en sorte que le cadre soit safe1 ; vigilance sur les postures hautes.

Nous avons associé à chaque valeur une gomette de couleur et avons essayé de reprendre chacun des sujets pour voir quelles propositions faisaient écho à quelle valeur. Cela nous a notamment permis de visualiser les propositions qui collaient parfaitement à ce que nous voulions partager.

Ensuite, nous avons essayé d’extrapôler des thèmes parmi les sujets, puis nous avons placé chaque sujet sur une carte constituée de ces thèmes. Nous avions, entre autres : les changements de vie, les communs, la lutte contre les modèles établis, la vidéo, la vie privée. Certaines propositions correspondaient à un thème en particulier, d’autre faisaient écho à deux ou trois thèmes. Cet exercice nous a permis de mieux identifier les sujets transverses ou qui se répondaient les uns aux autres.

Cette technique nous a aussi permis de déterminer ce que les propositions essayaient de nous dire, de mettre face-à-face des sujets que nous n’aurions pas, instinctivement, relié. Certaines propositions, comparées à d’autres, sont sorties du lot et sont remontées dans notre considération car au carrefour d’une attente manifeste que nous n’avions pas anticipée.

Cette étape, qui a duré 3 à 4 heures, était la plus fatiguante. Il fallait réinterroger chaque proposition, réfléchir à nos ressentis et accepter de remettre en question nos avis individuels sur chaque sujet en l’inscrivant désormais dans le contexte de cette co-construction.

Round 3 : tracer la ligne

7 sujets se sont consensuellement démarqués et nous avons commencé à les inscrire dans un planning sur la journée. Celui-ci pour démarrer la journée, celui-là avant le repas…

Mais rien n’était joué pour les 9 autres et il a fallu nous résoudre à trancher. Mais comment choisir ? Nous étions déjà sur l’établissement du programme depuis des heures, et tous les sujets restant étaient exceptionnels.

Afin de finir de les départager, nous avons réalisé un vote pondéré avec des cartes de planning poker2 dont nous ne pouvions nous servir qu’une fois chacune, obligeant chacun à expliciter son propre classement. À notre grande surprise, le tri ainsi produit était, finalement, très consensuel et nous a permis de déterminer les sujets à intégrer au programme.

Ressenti

Ce type de processus – dont nous assumons la subjectivité – n’est pas évident à mener. Si nous l’avions mené plusieurs fois de suite, le résultat aurait pu être tout autre.

Ce qui en ressort, du côté de l’équipe, c’est que ce programme correspond aux valeurs qu’on voulait défendre à Sud Web. Du coup, évidemment, pas de sujet technique, pas (trop) de têtes déjà vues dans d’autres conférences web ou alors dans des exercices différents.

Le programme n’a pas l’air de parler de HTML, CSS ou de JS. Mais comme l’a dit Alyssa Nicoll :

L’innovation n’est pas une question de technologie mais de psychologie. Innovating is not about technology, but psychology.

Nous considérons qu’il est indispensable d’avoir ce genre de conférence dans le paysage du web à l’heure où beaucoup ne jurent que par la technologie et nous assumons ce décalage, aujourd’hui plus encore que lors des précédentes éditions.

Conclusion

Nous avons l’impression d’avoir rempli nos objectifs.

Concernant le mode de collecte de propositions : tous les postulants étaient au courant qu’ils et elles passaient par le même filtre de sélection.

Nous avons répondu individuellement à chaque personne ayant proposé quelque chose et fourni des explications sur nos choix. Elles ont toutes été compréhensives lors de l’annonce des résultats.

Concernant la qualité des propositions à l’issue de la curation, nous avons eu des sujets très bien écrits avec des idées fortes et des questionnements personnels clairs. Cette qualité d’écriture de sujets a rendu les conversations entre nous plus faciles.

Lors de l’appel, nous avions laissé la question du temps de présentation en champ libre. Peu de personnes ont proposé des sujets courts, et nous avons peut-être des choses à travailler sur la valorisation de ces formats qui dynamisent les journées de conférences. Comme ce sont des formats difficiles à gérer, ils sont particulièrement adaptés pour les orateurs ou oratrices confirmé. Ce sera le cas ici.

Il nous reste probablement encore de nouvelles routes à trouver pour attirer des intervenants plus divers sur scène. Être bienveillants, vouloir encourager la diversité, c’est aussi faire tout notre possible pour que cette diversité puisse se voir dans le programme. Pour que les gens concernés puissent aussi se dire que Sud Web est un événement où ils et elles peuvent prendre la parole.

Rendez-vous en 2019 pour voir si nous progressons !

  1. nous avons défini ce que nous entendions par safe dans nos « Consignes pour créer un cadre d’interaction bientraitant et protecteur ». 

  2. Les cartes de planning poker sont des cartes portant les numéros de la suite de Fibonacci : 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21. L’idée d’utiliser ces cartes était d’expliciter un vote par valeurs. Pour en savoir plus sur le Planning Poker, voici l’article sur Wikipédia